Sonate Crépusculaire
Et tout doucement, tu vois, je suis parti. C’était comme un murmure, un bruissement dans les arbres de là-bas, une légère inquiétude. La mer a continué à recouvrir le sable, les animaux ont vécu et puis sont morts, la maison et ses annexes ont vieilli au rythme des saisons, de plus en plus troublées. Ils ont dit au journal que tout était de notre faute : la détérioration du climat et toutes ses conséquences, de la sécheresse aux raz de marée, la pauvreté du monde et les inégalités nord-sud, est-ouest, centre-rien, jusqu’à la probable et prochaine extinction du soleil, tout est de ta faute, la nôtre, la mienne. Et ce tout est alors devenu notre ennemi, les macrotrucs et les micromachins, les insectes, les plantes, les pigeons, les voisins et même ton ombre, tu devais apprendre à t’en méfier, elle finirait par briser le miroir et tu sais bien le malheur…
Pourtant je me souviens des soirées chaudes et claires dans les Palais de l’Oasis, la réverbération des ultimes rayons du soleil sur les feuilles et les palmes, l’incessant et élégant ballet des chiroptères recueillant les sacrifices lascifs, masses quotidiennes de chitines agonisantes à la surface des eaux, offertes en dernier ressort du jour par les peuplades insectes des grands bassins. Je me souviens de nos abandons d’ivresse dans les doux alcools de figue, je me souviens de tes lèvres quand elles devenaient pleines et rouges et de ces fauves domestiqués qui venaient te manger dans la main. Je me souviens des livres et des rouleaux par milliers, anachronique volonté de les figer à jamais ensemble et à demeure, j’entends encore les rythmes et les vocables des langues mortes remplacées aujourd’hui et de concert par un patois vivace, viral et vérolé. Jadis quand tu étais Souveraine des Oasis.
Les stroboscopes détruiront tout, annihileront toute conscience en toi et toute conscience de toi, baby, jusqu’à nous calciner la cervelle en allumant nos nerfs optiques et c’est tellement trop trop trop délirant, you know, de se répandre en décharges neuronales communes, électrisant les troupeaux assemblés, crachotant dans les basses de sombres prémonitions enfouies, voletant jusqu’aux arpèges décidemment saturés de décibels des hauts plateaux de la scène où se tortillent tels deux frelons entamant leur danse de mort les dernières pin up bisexuelles à la mode déguisa-déshabillées en chiennes de compétition.
Mais toi tu danses, tu es le serpent qui se love et le félin qui se fend, tu es la somme des gestes précis et répétés d’inconscience depuis le premier feu des hommes dont les flammes se mirent à se tortiller en torches incendiaires. Tu es l’alcool blanc amer consumé en cendres liquides énergisantes, les profondes brûlures au troisième degré des doigts consommés, la chaleur hivernante et silencieuse qui fracasse les mondes clos de son tempo d’outrance.
Et l’on se fait dévorer par l’irisation de tes yeux aux reflets de débauches d’Allemagne, par ta moue et tes caprices d’Italie, je sais tes pêchés, tu connais mes excès. L’Oasis est à nous, l’envahisseur à nos portes est si loin. Que demain le sort s’inverse et la victoire d’Actium alexandrisera le monde jusqu’à la quête posthume de ses étoiles. En attendant tu fumes et de ces volutes vertes désinhibantes viendra tout à l’heure la soif avide de se fondre dans l’autre, de se fusionner à son derme et ses odeurs, de s’offrir en mourant en lui, à la lumière vacillante des nacelles de nacre brillante répandant leurs lueurs crépusculaires sur les eaux calmes des sources noires ensablées. Demain l’Oasis et ses Palais seront balayés. Demain les fauves seront tués ou, plus chanceux, retrouveront les déserts, demain l’alcool sera bu par d’autres car c’est le seul immortel, demain Cléopâtre et Marc-Antoine désincarnés-réincarnés ne passeront jamais plus le Rhin de leurs rêves.
©Esteban - Sabam/A/A/15625
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