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La Barge Australe
- Maintenant il est temps que je rentre à Pittsburgh.
Les brumes qui entouraient la proue de la Barge Australe l’enveloppaient dans un écrin cotonneux et surréel. Je refermai les pans de mon long manteau noir tombant, prenant soudainement conscience du froid matinal. Je réagis à sa phrase.
- Pourquoi ? Vous avez parié sur les Panthers et il y a match ce soir, Balenkoff ?
- Regardez où nous a menés cette folie collective, Florenzo ! C’est pire qu’à Kambessah !
Sous la couverture nuageuse crépitaient à intervalles réguliers les brasiers qui consumaient la cité, dômes de feu grégeois se répandant entre terres et ciel, apportant leurs lots incalculables de sacrifiés aux nouveaux dieux des enfers dans lesquels la collectivité s’était elle-même précipitée, s’écoulant en vagues de fusion liquide que rien ne pourrait plus arrêter.
Heidelberg et ses faubourgs avaient vécu.
- … c’est horrible.
- Ce qui est horrible, Balenkoff, c’est l’aveuglement des hommes…
Je détachai mon regard des incandescences majeures et fis quelques pas sur le pont en direction du mess tout proche. Peu avant de franchir la porte je me retournai vers le scientifique perdu dans la contemplation de nos anciens échecs.
- … mais rassurez-vous, l’ingénieur, nous sommes dans la Barge Australe et nous rejoignons la Voyageuse. Pour le reste on ne peut plus rien… en route pour la Mélamnésie !
Et nous étions alors des fins de race, des restes d’Empire, des reliquats d’Eglise, des vagabonds portés par quelque ancienne chimère, vestiges démunis et disloqués d’une espèce rare et précieuse aux origines à présent incertaines. Dans nos catafalques dormaient les livres de nos épopées, de nos heures de gloires et d’amours, dans nos sanctuaires brillaient nos lames noires endormies aux murs de grès pourpres, sous les ruines de nos arcades autrefois superbes reposaient les bris de nos lances aux pierreries dispersées, envolées comme nos mythes vers des mers plus prometteuses aux rivages à jamais perdus. Notre dernière déesse reconnue se prénommait Europe, fille de mille cultes, enfant de mille baptêmes, catin de mille règnes.
Il existait à cette époque une croyance répandue qui attestait de la fin prochaine de nos activités humaines. La voie de garage de l’espèce était en quelque sorte programmée et seules les paroles quotidiennes du grand speaker depuis ses minarets médiatiques nous tenaient encore en haleine. Mais la donne était sur la table. Animés d’un relativisme permanent et d’une ironie que seule notre culpabilité à la mode compensait, nous menant tantôt dans l’humanitaire tantôt – et plus souvent qu’à son tour – dans l’inhumanitaire, nous avions raillé ceux qui nous mettaient en garde, noyant nos plus Grandes Voix dans le flot continu de nos besoins et discours consuméristes. L’héritage des Lumières et de nos Révolutions n’avaient abouti qu’à ceci : nous étions tous égaux et dès lors tout se valait. Goûts, opinions, décisions individuelles ou choix collectifs. Nous étions devenus des enfants rois et l’univers nous serait soumis, des failles profondes des océans aux étoiles situées à des parsecs-lumières. Toute espèce non répertoriée assimilable en paierait le prix et sa disparition ferait l’objet des études les plus minutieuses, le public a ses droits ! Mais l'opportunisme rapporte ce qu'il coûte…
Nous étions à présent les fidèles d’un dieu hybride qui ignorait son nom, enlisé dans un olympe boueux éclairé par des tabernacles à moitié engloutis.
Le blasphème était cependant puni de mort, la connaissance et l’Amour engendraient le mépris, la fidélité se payait d’exil et de solitude.
Il nous fallait retrouver les antiques chemins qui traversaient les territoires désunis d’Europe, exhumer des ronces les vieilles chapelles, quérir bourdon et azabaches, louvoyer, tels des seigneurs sans terres, dans des diocèses de basse fortune, mendier le pain et offrir l’eau.
Alors se retireraient nos marées de houle sombre, déversant leurs sables des finitudes et leurs cloportes de trente et un règnes.
La Mélamnésie d’abord.
Narasha nous y mènerait. Habillée d’un pantalon de cuir noir et d’une chemise blanche de navigateur, jour et nuit elle se guidait aux balises boussoles et virevoltait avec les chemins venteux de l’Entretemps. A la barre de la Barge Australe, animée de sa ferveur et de son regard pénétrant, elle nous pousserait jusqu’aux antipodes de nos doutes les plus légitimes.
Equinoxe d’exode.
Je jouerai alors avec des dés noirs.
Dans les mangroves de Mélamnésie profonde, tandis que la Barge Australe, portée par de sombres courants issus de remous improbables, louvoiera dans une lenteur théâtrale en quête de son apothème arachnéen effondré au cœur d’un royaume de racines et d’élytres dissouts, que le sel de ta peau quant à elle dissolue nourrira encore tous mes délires d’alcools et de fièvres des bas plateaux, que les yeux de la canopée seront en moi comme il est dit du linceul saillant sur tes os, aux foudres d’anathèmes de ton regard de cascades d’un bleu Népal, d’un bleu napalm, d’un bleu…
Equinoxe d’exode.
Je jouerai avec des dés noirs.
Equinoxe d’exode,
Je jouerai avec des dés noirs…
E-QUI-NO-XE D’E-XO-DE
JE JOUERAI AVEC DES DES NOIRS !
©Esteban - Sabam A/A/15625
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